La mise au tombeau de Mainvault

Anonyme, vers 1400, calcaire (pierre d’Avesnes), collection Cercle Royal d’Histoire et d’Archéologie d’Ath.

~ L'AVIS DE L'EXPERT ~

Brigitte D’Hainaut-Zveny

Université Libre de Bruxelles

Ce groupe, dit de Mainvault, représente la Mise au tombeau du Christ. Un épisode évoqué dans les Evangiles de Jean (19,38-42), Marc (15, 43-49), Mathieu (27, 55-61) et dans les Evangiles apocryphes dont les représentations sculptées de grandes dimensions se sont multipliées à partir des années 1420 en Belgique, ainsi qu’en France, en Suisse et en Allemagne où elles ont connu, durant le 15e siècle, une popularité remarquable.

Retrouvé dans un abri aménagé au pied du Calvaire du Mont de Mainvault, ce groupe taillé en pierre d’Avesnes paraît avoir été destiné à l’abbaye, aujourd’hui disparue, de Notre-Dame-du-Refuge et conservé un temps dans l’église Saint-Julien. Il conserve les traces d’une polychromie originale rehaussée de dorures, et est généralement daté entre 1380 et 1420, ce qui en ferait une des plus anciennes représentations de ces Mises au tombeau monumentales.

Associant des personnages de l’histoire sainte (Joseph d’Arimathie, Nicodème, saint Jean, la Vierge, un ange et deux saintes femmes) avec des personnages contemporains (telle la jeune femme agenouillée sur la droite, souvent considérée comme la donatrice de cet ensemble et parfois identifiée à une des abbesses, Alix D’Ambrine, de l’abbaye de Notre-Dame du Refuge accompagnée par son saint patron), ce groupe traité en trois dimensions et en taille presque réelle, appelle les fidèles à se joindre aux figures sculptées pour pleurer avec elles la mort du Christ.

Dispositif scénographique remarquablement efficace, cet ensemble sculpté, conçu pour accueillir le corps et la participation des fidèles présents, est un exemple particulièrement emblématique de la piété empathique, projective et affective, préconisée au cours de ce 15e siècle. Une « piété-pitié » qui recommandait aux fidèles de s’associer au vécu du Christ « comme s’il le voyait de ses propres yeux et l’entendait de ses propres oreilles » afin de se donner les moyens d’avoir, plus intensément, le sentiment de Sa présence et de Son existence.

Littérature

  • DIDIER R., « La mise au tombeau de Mainvault provenant de l’ancienne abbaye d’Ath et le problème de la sculpture vers 1400 » dans Bulletin de l’Institut royal du Patrimoine artistique, X, 1967-1968, pp 55-85.
  • DUGNOILLE J., « Une œuvre exceptionnelle : la Mise au Tombeau de Mainvault » dans Etudes et documents du Cercle royal d’Histoire et d’archéologie d’Ath et de Région et Musées athois, IX, 1989, p 5.
  • MARTIN M.,  La statuaire de la Mise au Tombeau du Christ  des XVe et XVIe siècles en Europe occidentale. Paris, 1997, pp 161 et 398.
  • D’HAINAUT-ZVENY B.,  Les retables d’autel gothiques sculptés dans les anciens Pays-Bas. Raisons, Formes et usages. Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2008, p 69-87.
  • DUCASTELLE J.-P., « Mise au tombeau dite de Mainvault », dans M.-C. BRUWIER, B. GOFFIN et G. DOCQUIER, Mémoires d’Orient. Du Hainaut à Héliopolis. Catalogue de l’exposition présentée au Musée royal de Mariemont, 7 mai-17 octobre 2010. Morlanwelz, 2015, p 489-490.
  • VAN DEN  BOSSCHE B., Mise au tombeau de Mainvault, dans G. JAFFRE et C. MARCHANT, Trésors classés en Fédération Wallonie-Bruxelles. Bruxelles, 2015, p 180-181.
~ UN AUTRE REGARD ~

Christian Cannuyer

Université Catholique de Lille

Et sepultus est. Portons notre regard sur le « Songeur ». J’appelle ainsi le personnage masculin qui, avec une dame agenouillée en prière, forme un groupe autonome dans l’ensemble sculpté de la Mise au tombeau de Mainvault. Le « Songeur » exprime avec une force étonnante tout le paradoxe du mystère chrétien. La main portée au bas du visage, comme quand on est étreint de stupeur, souligne l’infinie méditation où se noie le regard, mêlant tristesse et hébétude : le Dieu d’avant les siècles est mis au tombeau et rejoint la fosse du néant !

Quel contraste entre l’oraison simplement dévote de la dame devant lui et le désarroi spirituel du vieillard aux traits si douloureusement réalistes ! Un réalisme que, dans cet exceptionnel ensemble sculpté, ne montrent pas d’autres figures plus enracinées dans l’art du Moyen Âge. Ainsi la Vierge : son visage est presque impavide, malgré la rare tendresse du baiser dont elle effleure la main de son fils. Et que dire du geste de douleur quasi hiéroglyphique de saint Jean comparé à l’émotion si puissante du « Songeur » ?

À la frontière entre l’hiératisme médiéval et l’humanisme de la Renaissance, notre Mise au tombeau est un chef d’œuvre de la sculpture européenne.

L’ignorance où nous sommes de ses origines et de son histoire ajoute à son « mystère ». Entendons par là le mystère de l’Incarnation dont cette œuvre traduit si intensément le paradoxe, mais pensons aussi aux mistères du Moyen Âge finissant, ces jeux dialogués qui aidaient à la méditation des épisodes majeurs de la vie du Christ (au premier chef sa Passion) ou des saints. Pour les Athois, la Mise au tombeau a une signification d’autant plus saillante qu’elle évoque la procession de leur dédicace, où tant de mistères (l’Annonciation, la Crucifixion, la Fuite en Égypte, etc.) rendaient la Bible vivante au cœur de la cité. Parmi eux, le combat de David contre Goliath, que les Bibles des pauvres mettaient à cette époque systématiquement en parallèle avec le Christ descendant aux enfers après sa mort pour y racheter Adam et Ève.

La Mise au tombeau nous affronte, croyants ou non, à la fragilité et au sens de notre vie. La perplexité du « Songeur » reste la nôtre. Elle témoigne d’un âge où, après la grande peste du mitan du 14e siècle, qui avait causé la mort d’au moins un tiers de la population, les guerres et les famines récurrentes altéraient la foi lumineuse des cathédrales en une religiosité angoissée, obsédée par la peur de l’au-delà, plus attirée par la Croix et la pénombre du sépulcre que par la gloire de la résurrection.

Pour notre génération, elle aussi acculée à la question du sens par la violence recrudescente des peuples, le sort incertain de la planète et la perception accrue de notre inconsistance dans l’histoire de l’univers, la Mise au tombeau de Mainvault est une plongée au cœur du mystère de l’homme, de la vie, de la mort. Son extraordinaire beauté attise l’inquiétude salutaire à laquelle le « Songeur » invite aujourd’hui chacun de nous.